L’emploi et le chômage en Tunisie: Faits et mythologie

L’emploi est à la conjonction du démographique et de l’économique.Or la démographie et l’économie n’ont pas la même « horloge biologique ». La demande d’emploi ou population active (PA) constitue, pour l’essentiel, une variable démographique dans la mesure où elle peut être décomposée en la sommation des produits des effectifs des populations en âge d’activité (par sexe et classe d’âge) par les taux d’activité correspondants. Par contre, l’offre d’emploi, ou population active occupée (PAO),est une donnée foncièrement économique dans la mesure où elle exprime les besoins de l’économie en main d’œuvre à un moment donné (exprimées plutôt en heures de travail et non en nombre d’emploi). Forcément, cela la rend dépendante de la conjoncture économique et politique. Cette désynchronisation des termes explique, à elle seule, bon nombre d’errements conceptuels et politiques qui continuent à courir à propos de l’emploi et du chômage.

L’effectif des populations en âge d’activité (15 ans et plus) est fonction de la pyramide des âges et de certaines autres variables démographiques de long terme. Il est par conséquent situé hors d’atteinte de la conjoncture et des politiques de l’emploi à court et à moyen terme. Par contre, l’évolution du taux global d’activité dépend, on le sait, de très nombreux facteurs socioéconomiques: années moyennes de scolarité, niveau d’éducation et type de qualification, âge et montant de la retraite, nombre et nature des emplois créés, etc. Or le taux global d’activité en Tunisie a relativement peu varié dans le temps passant de 44, 9% en 1966 à 47, 8% fin 2011. Toutefois, une évolution croisée par sexe s’est accomplie lors de la période. En effet, le taux d’activité du sexe masculin a baissé passant de 83, 5% en 1966 à 70, 6% fin 2011 alors que celui du sexe féminin a augmenté passant de 5, 5% à 25, 7% tout en restant loin de la moyenne mondiale.

Quand une crise économique se déclenche, une partie de la population active se déverse alors dans la réserve de population active, une autre dans la population en chômage. Dans le second cas, il n’y a pas d’altération notable des taux d’activité, dans le premier, oui. A l’inverse, quand la conjoncture économique est favorable, les créations d’emploi conduisent une partie des inactifs à se déverser sur le marché de l’emploi (une perte ou une diminution du revenu du ménage agit dans le même sens),d’où une légère augmentation des taux d’activité. Mais dans un cas comme dans l’autre, les variations conjoncturelles des taux d’activité ne pèsent pas lourd par rapport à la tendance dans le long terme.

La demande additionnelle d’emploi (moyenne annuelle ou quinquennale dans le cadre du Plan),c’est-à-dire la demande supplémentaire qui proviendrait exclusivement de l’évolution des effectifs des classes d’âge et des taux d’activité, échappe ainsi au « contrôle » des pouvoirs publics. Cela s’applique évidemment à son volume, mais aussi à sa répartition par genre, milieu, filière, type et niveau de qualification. La première raison de cette «déconnexion» est que toute réforme de l’enseignement et de la formation n’est susceptible de donner des résultats probants que sur le long terme. La seconde est que nonobstant une économie planifiée à la soviétique (et encore),toute projection de la population active sur le long terme constitue une gageure et parfois même un non-sens économique.

Sans crise économique, l’évolution de l’offre d’emploi dans le court terme démographique ou le moyen terme économique (jusqu’à cinq ans) est dépendante de trois facteurs essentiels: la croissance, l’investissement et la politique budgétaire. Au-delà, c’est le revenu national qui entre en jeu à son tour comme on le verra plus loin. Bien entendu, ces facteurs se chevauchent et s’entremêlent de sorte qu’il devient dérisoire d’établir une hiérarchie nette d’impact ou de dépendance. L’investissement dépend jusqu’à un certain point de la croissance, laquelle conditionne le montant des recettes fiscales, qui conditionne à son tour le montant et l’orientation des investissements publics, etc.

Sur les dépendances qui existent entre croissance et emploi, une littérature économique abondante est disponible. Certes, une forte corrélation prévaut entre les deux, mais le lien qui relie l’emploi à la croissance n’est ni franchement direct, ni totalement constant dans le temps, pas même à un âge économique déterminé. Il se peut d’ailleurs que l’on ne sache plus exactement qui de l’une ou de l’autre de ces variables est la véritable variable explicative. Pour Alfred SAUVY par exemple, l’emploi ne constitue finalement que le « négatif » de l’action économique. Aussi préconise-t-il d’agir sur l’activité économique pour relancer l’emploi et non l’inverse. Malgré tout, la production de plus de richesses peut se réaliser sans recourir à une main d’œuvre supplémentaire. En effet, la croissance peut s’obtenir par l’utilisation de davantage de capital, c’est-à-dire par l’accroissement du capital par travailleur, ou par une utilisation plus rationnelle du capital existant (ce cas de figure intéresse plus particulièrement l’économie tunisienne). Dans ce cas, les entreprises utiliseraient le même volume de main d’œuvre pour produire plus.

L’impact de l’investissement sur l’offre d’emploi est nécessairement décalé et complexe. Un projet financé à une année t, peut très bien ne réaliser ses objectifs annoncés en matière d’emploi qu’à l’année t+2, voire plus (pour simplifier la démonstration, on n’évoquera pas ici les emplois indirects susceptibles d’être générés par ce même projet). De façon générale, l’impact des investissements sur l’emploi dépend de leur répartition sectorielle. Les emplois directs créés diffèrent en volume et en nature selon qu’il s’agit d’investissement à haute intensité de main d’œuvre (BTP, confection, cuir et chaussures etc.) ou d’investissement à haute intensité de capital (télécommunication, pétrole, chimie, céramique, etc.). C’est d’ailleurs là toute la difficulté des choix à opérer dans l’allocation des investissements pour un pays. Entre les contraintes macroéconomiques et les contraintes sociales, l’équilibre est difficile à trouver encore que l’expérience montre qu’en sacrifiant trop aux contraintes sociales, c’est l’emploi à terme qui est finalement sacrifié.

La politique économique et budgétaire agit sur l’emploi par le biais de la fiscalité, la redistribution des revenus et les créations d’emploi dans la Fonction publique. C’est dans la répartition équitable des richesses produites et de la charge fiscale que réside le meilleur impact sur la consommation privée et l’emploi. Les créations d’emploi dans l’administration dépendent « normalement » du Budget de l’Etat, mais leur volume peut aller au-delà des contraintes propres aux finances publiques si l’on fait abstraction de la règle qui voudrait que l’évolution du Budget de l’Etat soit plus au moins calquée sur l’évolution du PIB à prix courants. Evidemment, le respect de cette règle pose des problèmes: justification des emplois créés et équilibre à trouver entre l’augmentation des effectifs des fonctionnaires et l’augmentation de leurs salaires nominaux (plusieurs études concordent pour dire par exemple que la bonne rémunération du corps enseignant a un meilleur impact sur les résultats scolaires que la diminution du nombre moyen d’élèves par classe).

L’évolution de l’offre d’emploi dans le long terme semble être liée principalement à l’évolution du revenu national (niveau du PIB per capita et répartition). Selon plusieurs études concordantes, le taux de croissance de l’emploi total se situerait à la moitié du taux de croissance du revenu national alors que celui de l’offre à destination de la main d’œuvre hautement qualifiée se situerait au double du taux de croissance du revenu national tandis que le taux de croissance de l’offre d’emploi à destination d’une qualification moyenne se situerait au triple du taux de croissance du revenu.

Essayons de résumer une problématique compliquée en quelques mots simples. Les politiques de l’emploi, conçues généralement pour être efficaces dans le court terme, n’ont pas l’impact présumé sur la demande d’emploi, donnée de long terme par définition. Elles pourraient avoir, par contre, un impact relativement « immédiat » ou différé sur l’offre d’emploi, par la relance de la demande intérieure par exemple. Mais cet impact sera d’autant plus limité que le chômage est structurel, l’investissement mal orienté et la consommation privée foncièrement bridée par une répartition inéquitable du revenu national. En somme, les politiques de l’emploi telles qu’elles sont élaborées n’ont pas une influence réelle sur tous les tenants et les aboutissants de l’emploi. C’est d’autant plus vrai que la population active a schématiquement trois composantes: la population occupée (PAO),la réserve de population active (RPA),les chômeurs (C). Or ces composantes ne constituent nullement des stocks figés mais des flux poreux et dynamiques. Pourtant les politiques de l’emploi continuent à appréhender la population active comme un stock et à se concentrer sur la seule réduction comptable du chômage. Il se trouve que le chômage ne se réduit pas au différentiel entre demande et offre d’emploi ou entre population active (totale ou potentielle) et population active occupée. Sa résorption ne peut donc s’effectuer uniquement par des créations massives d’emploi puisque un même niveau de chômage peut résulter d’une combinaison de plusieurs flux.

Habib Touhami

Ancien Ministre de la Santé Publique (1983-1984)

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